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Entretien avec Anne Perrot

Membre du Conseil d’Analyse Economique, organisme placé auprès du Premier ministre, Anne Perrot a rédigé en janvier 2021 avec Margaret Kyle une note très remarquée intitulée « Innovation pharmaceutique : Comment combler le retard français ? » (à laquelle nous avions réagi). Dix mois après cette publication et suite à l’annonce du « Plan innovation santé », elle a accepté de répondre aux questions d’Orphan Organisation 7.

Anne Perrot, économiste, membre du Conseil d’Analyse Economique.

OO7 : Dans la note du Conseil d’Analyse Economique de janvier dernier dont vous avez été la co-auteure, vous dressiez un certain nombre de constats concernant l’innovation française en santé. Pourquoi, selon vous, la France a-t-elle « raté le coche » des dernières avancées thérapeutiques ?

Anne Perrot : Le travail que nous avons mené dans cette note a consisté à identifier, tout au long de la chaine qui va de la découverte dans un laboratoire de recherche académique à la mise sur le marché d’un nouveau médicament, les éventuels « ratés » du système français. Ceci se déroule dans un contexte général marqué par le passage du règne de la chimie à celui de la biologie, ce qui s’accompagne de changements structurels auxquels la France, comme les autres pays, doit s’adapter : processus de recherche plus longs et plus coûteux, plus incertains aussi et souvent le fait, au stade du développement, de petites entreprises, les fameuses « biotechs ». Cette démarche nous a permis de dresser les constats suivants :

  • la recherche publique française, déjà sous financée en 2011 si on la compare à l’Allemagne ou au Royaume Uni, a diminué de près de 30% entre cette date et 2018 (contre une augmentation de plus de 10% en Allemagne) ;
  • joint au fait que les salaires des chercheurs sont en France d’environ 63% de leur niveau dans les pays de l’OCDE, ceci rend la recherche française peu attractive pour les jeunes chercheurs ;
  • la France souffre d’un défaut de lien entre université et industrie : elle est classée 32ème sur ce critère par la Banque Mondiale, très loin derrière les pays comparables ;
  • ces faits se traduisent par la faiblesse de la France en termes de nombre de brevets déposés, même si récemment, il y a des indices d’un redressement ;
  • si la France est équipée pour mener un grand nombre d’essais cliniques et le fait dans certains secteurs avec grand succès (comme en oncologie), elle finance trop souvent sur fonds publics des essais cliniques ne respectant pas les bonnes pratiques scientifiques ;
  • le « mille-feuille administratif » rend complexe la procédure de mise sur le marché d’un nouveau produit ; l’innovateur doit passer devant une multitude de commissions et d’autorités administratives qui poursuivent chacune une objectif particulier, ce qui alourdit considérablement sa charge administrative. Ainsi, il s’écoule 119 jours en Allemagne entre l’obtention de l’AMM et la mise sur le marché d’un nouveau produit, et 489 en France ;
  • la place des génériques est faible en France (30% du marché, contre près de 80% en Allemagne ou au Royaume Uni), même si des mesures récentes viennent de renforcer les incitations à leur utilisation. Les liens entre pénétration des génériques et recherche pharmaceutique sont complexes et ambivalents. Mais il n’en demeure pas moins qu’un usage plus intense des génériques permettrait de dégager des économies qui pourraient être réaffectées à la recherche ;
  • les prix des médicaments, fixés par le CEPS, sont fixés ex ante et ne sont pas révisés pour tenir compte des nombreuses données en vie réelle qui sont collectées aujourd’hui, ce qui aboutit parfois à une décorrélation entre ces prix et la valeur des innovations. 

Ce sont donc ces différentes failles que l’on devrait corriger, et c’est d’ailleurs ce à quoi s’est attaqué le plan Innovation Santé annoncé en juin.

En juin dernier, à l’issue du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), le président de la République a annoncé une série de mesures qui permettraient de rattraper le retard français dans l’innovation en santé. En particulier, la future Agence de l’Innovation en Santé devrait permettre de favoriser le décloisonnement entre les acteurs et une meilleure visibilité en matière d’innovation thérapeutique. Selon vous, quels défis devra-t-elle relever en priorité ? 

Les mesures qui ont été annoncées à l’issue du CSIS vont toutes dans le bon sens : meilleur financement de la recherche publique, raccourcissement des circuits entre la recherche et l’industrie, meilleures incitations – à la fois salariales et en termes de qualité de l’environnement de travail –  données aux jeunes chercheurs,  etc.

L’Agence de l’Innovation en Santé répond aussi à l’un des défauts de gouvernance que nous avions identifiés, à savoir la complexité et le trop grand nombre d’interlocuteurs pour les innovateurs, puisqu’elle se propose de remplacer les différents interlocuteurs par un guichet unique. Toutefois, certains observateurs ont fait part de leur inquiétude de voir cette agence non se substituer, mais s’ajouter aux autres acteurs administratifs. Tout dépendra donc de son positionnement et de son périmètre de compétences. Au-delà des intentions, vertueuses sans aucun doute en l’occurrence, le diable est dans les détails… 

Par ailleurs, un sujet capital nous semble être le numérique en santé. Au-delà de la recherche en biologie, les progrès majeurs vont également venir de la manière dont les données pertinentes sont collectées et utilisées pour améliorer la santé. Ceci concerne aussi le médicament puisque les données « en vie réelle » permettent d’avoir une idée plus claire des bénéfices et des inconvénients liés à la prise d’un médicament. Les analyses menées sur les différents vaccins contre le Covid illustrent ce point parfaitement et ont permis de quantifier les « effets secondaires » allégués par certains. Les données permettent en effet de tirer profit rapidement des grandes quantités de données individuelles collectées dès lors que la plupart des médicaments sont administrés à de très nombreuses personnes après leur mise sur le marché. 

Pensez-vous qu’il faille en France une vraie politique de partenariat entre l’Etat et les entreprises innovantes en santé afin de permettre un accès rapide aux thérapies de rupture ? Par exemple, le think tank Orphan Organisation 7 propose une contractualisation offrant des garanties de prix soutenable pour les entreprises en échange d’investissements en France.

L’idée que l’Etat puisse définir ses priorités en matière de recherche (sur certaines maladies, bien sûr et non sur des lignes de recherche définies, ce qui reste de la seule compétence des chercheurs eux-mêmes), lancer des « concours d’innovation » et contractualiser avec les innovateurs est bien sûr une très bonne idée. On pourrait imaginer des appels d’offre concertés entre Etats membres en Europe, et même bien au-delà, afin de permettre un engagement crédible et à l’avance de la part de ces états pour financer la recherche dans les domaines ainsi définis. Qui plus est, de tels financements lancés à l’avance rendent plus secondaire la question de la fixation du prix public du médicament dès lors que le coût de la recherche est couvert par un engagement ex ante de l’état.